La conjointure
art de Chrétien possède plusieurs caractéristiques dont la principale
est de réussir à unir en une œuvre cohérente des éléments d'origines
diverses et n'étant nécessairement pas fait pour se rencontrer. Parti de
la matière de Bretagne, issue elle-même de légendes celtiques, Chrétien
ajoute des formes littéraires enseignées lors de la formation scolaire,
des éléments provenant des chansons de trouvères, d'autres utilisés
dans la littérature courtoise ainsi que des références aux codes de la
société noble du 12 .
Chrétien de Troyes raconte des histoires tirées de la matire de bretagneou reprend des légendes antiques qui fourmillent d'éléments merveilleux.
Sans rejeter complètement ce fantastique, Chrétien le mêle à des formes
réalistes inspirées de ce qu'il connaît des cours dans lesquels il vit.
Ce souci du vraisemblable et du détail qui touche l'auditeur est une
des raisons de son succès.
Toutefois, Chrétien de Troyes qui pose quelques éléments réflexifs sur
la pratique de l'écriture dans ses romans indique que, selon lui, l'art
du romancier tel qu'il est pratiqué par lui, tient à sa maîtrise de la
« conjointure ». Ce terme recouvre la capacité à lier dans une même
grande œuvre des éléments de récits différents. À un même personnage
sont attachés diverses aventures et l'art du romancier est de reprendre
ces courts récits, qui peuvent être des chansons interprétées par des
trouvères, et d'en faire un texte organisé.
L'auteur s'inscrit ainsi dans une tradition qu'il reprend et modifie
sans toutefois vouloir être vu comme un auteur innovant car l'idéologie
dominante alors est de révérer l'ancien et le rôle de l'auteur se
contente à reprendre des histoires déjà connues et de les adapter au
mieux pour son public ou son lectorat. Cela ne signifie pas qu'il abandonne tout style personnel mais qu'il met celui-ci au service du récit classique.
L'art poetique
Cet attachement aux sources déjà connues par son auditoire ne
contamine cependant pas le travail formel de l'auteur. Chrétien utilise
un vers fréquent dans les romans en vers du 12 em siecle
,
l'octosyllabe à rimes plates. Les vers ont donc huit pieds et riment
deux à deux. La longueur des vers est constante et jamais Chrétien ne
laisse un vers plus long ou plus court dans son roman. Les rimes sont
parfaites et il est exceptionnel qu'un mot rime avec lui-même.
Au contraire les rimes sont souvent riches voire léonines. Selon les
besoins du vers, Chrétien fait varier l'élision et le hiatus et des mots
qui habituellement s'élident peuvent être gardés complets et créer un
hiatus. Il en est ainsi par exemple pour la conjonction
se que Chrétien choisit parfois de ne pas élider comme dans
se aventure. Pour jouer aussi sur la mesure des pieds Chrétien utilise les mots à double forme comme
encore /
encor ou
onc/
onques, etc..
Par ailleurs, Chrétien innove en brisant l'unité du couplet car le sens de la phrase peut dépasser le deuxième rime.
Cette rupture n'est pas un effet gratuit, elle sert à attacher deux
discours, le premier s'achevant avec le premier vers, le second
commençant avec le second. Elle sert aussi à lier un dialogue et un
retour à la narration, à séparer chaque action placée dans une série, à
marquer un changement de lieu ou de temps ou enfin à mettre en relief un
proverbe ou un commentaire du narrateur sur l'action en cours. Dans ce
dernier cas cela participe de la mise à distance du récit et cela permet
de décrire les caractères des personnages. En effet Chrétien de Troyes porte un regard souvent ironique sur les personnages et ce caractère identifie son style .
Celle-ci se porte sur les personnages et leurs actes et amène aussi un
discours distancié adressé au public cultivé, c'est-à-dire un public de
nobles. C'est en dernier ressort à ce public de porter un jugement sur les personnages et leurs actions.
Un autre trait caractéristique de l'écriture de Chrétien est son
recours à la comparaison. Elle peut être classique au sens où elle
reprend des topos
de la littérature comme la comparaison du héros à un personnage
mythologique, historique ou religieux ou encore la comparaison de
l'amour à un feu. Cependant certaines sont plus rares comme celle qui
établit une ressemblance entre Soredamor, dans le
Cliges, et la reine de l'échiquier. Ces comparaisons s'intègrent à un texte où les descriptions jouent un rôle important.
La peinture d'un monde
Dans ses romans arthuriens, Chrétien ne donne pas nécessairement le nom
du personnage principal dès sa première apparition. Ainsi Perceval dans
le roman éponyme n'est-il nommé qu'au vers 624
1.
Cet anonymat s'abolit lorsque le personnage est confronté à la crise
qui l'oblige à effectuer une quête. La révélation du nom du héros au
lecteur est liée à la révélation de son devoir au héros.
La rétention de l'information est donc un travail stylistique de
Chrétien qui maitrise les éléments qu'il apporte dans son roman pour
obtenir un effet sur le lecteur. Dans le même sens s'exerce son écriture
lorsqu'il décrit des objets. Ainsi, lorsque Perceval
découvre son premier château, ce dernier est décrit complètement, alors
que les personnes vivant à l'époque savent à quoi ressemble un château.
Cette description rapproche le lecteur de Perceval qui, lui, n'a jamais
vu de château. Les descriptions ne sont donc pas gratuites et
permettent d'apporter des informations au lecteur.